Dans le bassin situé sur la rive sud du Saint-Laurent se trouvent les paroisses les plus prospères de la province. Cela n'empêche pas cette région d'être sous l'emprise du fléau de l'émigration qui faisait rage à l'époque. Le démembrement des terres ainsi que leur spéculation font en sorte que "les bonnes terres s'y vendent jusqu'à cent piastres l'arpent" (Mémoire soumis par M. P.B. Benoît au Gouvernement du Québec, en mai 1883), ce qui était très cher, les profits provenant de la culture ne couvrant que les frais et l'intérêt du prix de la propriété. Nombreux sont les fils de cultivateurs et les familles qui ne savent où s'établir, certains se réfugient dans les villes manufacturières des États-Unis.
En mai 1883, M. P.B. Benoît présente ses intentions au gouvernement provincial quant à la colonisation du haut de la rivière du Lièvre. Il est prêt à se mettre à la tête de ce mouvement colonisateur en vue de répondre aux efforts du gouvernement et du curé Labelle. Étant spécifiquement connu dans le domaine agricole au niveau de la province et participant activement aux affaires publiques depuis vingt ans, il est confiant que les gens le suivront pour fonder des établissements dans la forêt. Il décidera donc d'explorer la vallée du haut de la Lièvre pour prospecter les terres et choisir les endroits les plus propices à la colonisation. Ce qu'il envisage est le défrichement au cours de l'hiver et la construction de quelques chantiers, et, au printemps de 1884, quelques familles s'y rendraient pour ensemencer les abattis. Dans l'automne de 1884, un plus grand nombre d'hommes pourraient aller y passer l'hiver pour y bâtir et continuer l'abattage, et, plus tard, le mouvement pourrait s'accentuer grâce aux moyens de communication et au potentiel de la terre agricole. Pour atteindre cet objectif, il faudra que le gouvernement remplisse certaines obligations, soit, entre autres, l'ouverture immédiate du chemin du Lac-Nominingue à la rivière du Lièvre. À cette époque, le chemin était déjà tracé; la réserve d'un canton ou de parties de cantons suffisantes pour établir 250 colons à 200 acres par colon, ces étendues de terre devant être retirées de l'exploitation forestière.
Quelques jours plus tard, M. P.B. Benoît, accompagné de M. Turgeon, employé du bureau des Travaux publics, fait un premier voyage traversant les cantons du Nord. Du Lac Nominingue, il remonte aux grands lacs Kiamika dans le comté de Montcalm. Il descend à la ferme de la Femme Rouge sur la rivière du Lièvre en face du canton de Kiamika. Par cette route, il se trouve à couper à angle droit et à la moitié environ de leur hauteur toutes les rivières, depuis la rivière du Nord, à Saint-Jérôme, jusqu'à la Lièvre. Le mauvais temps abrégea leur première expédition.
À l'automne de la même année, il revient à la ferme de la Femme Rouge par Papineauville en remontant la rivière la Nation. Après avoir traversé les cantons colonisés, M. Bureau, explorateur du gouvernement, le Dr Brisson et P.B. Benoît passent à travers la forêt pour se rendre à la ferme. Ils explorent les cantons Kiamika, Campbell et Bouthillier. Ils reviennent satisfaits de leur exploration et convaincus du bon potentiel des terres.
M. Charlebois, député de Laprairie, Dr M.P.P. Brisson, P.B. Benoît et L.C. Duquette soumettent un rapport au gouvernement le 3 octobre 1883, dans lequel ils mentionnent que ces terres conviennent parfaitement aux populations de leurs comtés.
Ils prennent la liberté de baptiser les cantons et les lacs des noms de leurs divisions législatives et de leurs comtés. Ainsi, ils avaient donné, pour les cantons, les noms de Montarville, Laprairie, Rougemont et Lorimier. Le lac Rouge s'appellerait le lac Laprairie, le petit lac Kiamika, le lac Chambly et le lac à l'Écorce, le lac Richelieu. Au gouvernement, ils revendiquent:
«1. Nous prions humblement le gouvernement de ratifier le choix de ces noms qui sonneront agréablement aux oreilles des habitants du Sud et qui appelleront nécessairement leur attention.
2. Nous avons constaté qu'on ne peut atteindre ce territoire autrement qu'en canot d'écorce. Il est impossible d'y transporter, durant l'été, les animaux, les instruments aratoires, meubles de ménage, etc. Il faut donc que le gouvernement complète le chemin Chapleau jusqu'à la ferme de la Femme Rouge d'ici au premier de septembre 1884, époque à laquelle monteront plusieurs colons.
3. Nous demandons de nouveau que le gouvernement s'engage à donner à la prochaine session un subside suffisant pour assurer la construction du chemin de fer Montréal et Occidental dans un avenir peu éloigné.
4. De plus, les soussignés, en considération des sacrifices que leur impose le manque de communications, d'arpentage, etc., sollicitent la faveur de n'être tenus à remplir les conditions ordinaires de la vente des terres de la Couronne qu'à partir du 1er mai 1885, époque probable où les travaux de confection du chemin Chapleau seront complétés, et des arpentages à faire, et ils demandent que la clause particulière qui oblige à défricher un dixième du terrain concédé soit maintenue, mais que cette proportion de terrain ne soit pas répartie strictement sur chaque lot, mais sur toute la quantité de terre à nous concédée. Une bonne partie de ces terrains étant exposée à être inondée chaque printemps, nous croyons indispensable de demander la même exception pour les bâtisses, que la loi actuellement en force oblige d'ériger sur chaque lot."
Ils engagent alors des pourparlers avec les autorités gouvernementales afin d'en arriver à une entente quant aux procédures relatives à la prise de possession de ces terres par les gens du Sud. Un accord intervient, une solution est envisagée: la formation de sociétés de colonisation.
À cet effet, ils créent un mouvement autour d'eux. MM. Charlebois et Brisson forment la Société de colonisation de Laprairie qui réclame la réserve du canton Bouthillier. M. PB. Benoît, quant à lui, fait part de son intention de fonder une Société de colonisation et demande à une trentaine de personnes, -soit le nombre requis par la loi-, d'en être membres. Deux jours plus tard, à sa grande satisfaction, on lui apporte des listes contenant cent trente noms de personnes ayant contribué, pour la somme de un dollar chacune, à l'essor du mouvement colonisateur pour former la Société de colonisation de Montarville qui demande la réserve du canton de Kiamika.
La Société de colonisation de Montarville tire son nom de la division sénatoriale Montarville qui comprend les comtés de Laprairie, Chambly et Verchères où habitaient la plupart de ses membres. Le principal objectif que se fixe la Société est de coloniser le haut de la Lièvre, en particulier le canton de Kiamika.
La Société de colonisation de Montarville est fondée le 22 novembre 1883.
Le 3 décembre suivant, lors d'une assemblée générale de la Société tenue dans la salle du Club-Cartier, à Montréal, 212, rue Notre-Dame, les membres se réunissent pour l'élection d'un président, d'un vice-président, d'un secrétaire-trésorier et d'un conseil d'administration de cinq directeurs dans le but d'adopter une constitution et des règlements. Le vote donne les résultats suivants: M. P.E. Benoît est nommé président, le Dr M.S.D. Martel, vice-président, M. F. Robert, secrétaire-trésorier. MM. J.O. Dion, Joseph Paré, Major Charron, C. Ulrich et Antoine Sicotte sont nommés directeurs pour composer avec MM. Benoît, Martel et Robert, le conseil d'administration. Les membres de la Société requièrent du gouvernement de faire droit aux demandes suivantes que la Société considère comme indispensables au succès de ses opérations:
"1. La réserve du canton de Kiamika pour les fins de ladite Société pour au moins trois ans à compter de l'ouverture du chemin Chapleau jusqu'à la rivière du Lièvre.
2. L'ouverture du chemin Chapleau jusqu'à la rivière du Lièvre afin d'avoir une communication directe l'automne prochain avec Saint-Jérôme et Montréal.
3. L'octroi gratuit d'un lot de terre pour les fins générales de la Société par chaque dixième de lot établi par les colons de la Société.
4. Les obligations d'occuper durant les premiers six mois et de défricher dix acres durant les cinq ans suivants de l'obtention du billet de location, commenceront à la date de l'ouverture du chemin Chapleau jusqu'à la rivière du Lièvre, vu qu'il n'y a pas aujourd'hui de chemin pour transporter les animaux et les instruments aratoires, le canot d'écorce seul étant en usage.
5. Les bornes des rangs et des lots étant disparues, le gouvernement devra en faire faire le relevé pour le printemps ainsi que la continuation de l'arpentage des rangs 6 et 7 qui contiennent les lots les plus avantageux.
6. Le canton de Kiamika sera retiré tout entier de l'exploitation forestière.
7. Les lots 21 des rangs 4 et 5 seront réservés provisoirement pour les fins de l'éducation et du culte catholique romain.
8. Le gouvernement est prié de donner l'octroi à la Société de colonisation de Montarville, au prorata des souscriptions, tel que voulu par le statut 43-44 Vic-, chap. 18, sec. 8, dès que le Conseil d'administration en fera la demande."
Le soir même, M. P.B. Benoît se rend à Québec pour soumettre au gouvernement la conclusion de ces travaux. Le 4 décembre 1883, le gouvernement, par un ordre du conseil, reconnaît la Société de colonisation de Montarville dont le but est, suivant son document constitutif, de fonder des établissements agricoles et industriels sur les terres non encore établies de la région nord de Montréal ou toute autre région.
Le 12 décembre, par un ordre du Conseil, la Société obtient les sept premiers rangs du canton de Kiamika. Une période de trois ans, à partir du 1er mai 1884, est donnée à la Société pour établir dans le canton au moins soixante-dix colons et elle devra continuer, d'année en année, ses opérations; le gouvernement inspectera annuellement afin de s'assurer que la Société remplit ses obligations. Des règlements concernant le défrichement sont établis. Le prix du terrain est fixé à trente centins l'acre.
Le gouvernement ne donne pas suite aux demandes de changement de noms formulées par M. P.B. Benoît. On conserve le nom de Kiamika pour le canton. Cependant, les membres de la Société continuèrent d'utiliser le nom qu'ils voulaient lui donner, soit celui de Montarville. M. Benoît mentionne que si le canton réservé ne porte pas le nom que nous voulions lui donner, la place de l'église et du village futur portera certainement ce nom qui s'étendra par l'usage à tout le canton.
Le 26 mars 1884, à une assemblée des directeurs de la Société, M. P.B. Benoît est autorisé à assigner les lots du canton de Kiamika aux personnes qu'il jugera être en état de remplir les conditions de la loi et de la réserve de la Société. Les personnes, auxquelles des lots de cette réserve seront assignés par M. Benoît, doivent appartenir ou avoir appartenu à la division Montarville, et ce, jusqu'à ce que la Société en décide autrement. Les demandes d'achat de lots faites par des personnes étrangères à la division Montarville n'étaient accordées que sur l'approbation du bureau de direction.
Le 8 septembre 1884, la Société réserve le lot 20 du quatrième rang pour les édifices religieux et éducatifs; le lot 20, de la cinquième concession, au soutien du curé de la future paroisse; les lots 13, 14 et 15, du sixième rang comprenant le pouvoir d'eau, sont réservés à celui ou ceux qui y construiront un moulin à scie pour les besoins des colons. Le lot 27 du quatrième rang est réservé à celui qui y établira un magasin pour les besoins des colons. À cette époque, l'on présumait que le village serait établi dans le secteur de la Ferme-Rouge.
En septembre 1884, M. Benoît invite les membres de la Société qui désirent visiter et prendre des lots dans le canton de Kiamika à venir le rencontrer à Montréal pour s'y rendre. Sur quatre-vingt-quatre membres que compte la Société, quatre seulement répondent à l'appel: Joseph Daignault, Frs Robert, B. Cadieux et Jos Guérin. Le curé Labelle et son fidèle serviteur Isidore Martin, dit Gauthier, sont du voyage. Le 24 septembre, ils quittent Montréal pour se rendre au canton de Kiamika, un voyage de quelques jours...
Le canton de Kiamika est ainsi formellement ouvert par le curé Labelle aux colons de la Société de colonisation de Montarville.
Après la messe, les principales personnalités se rendent chez M. Benoît où un dîner de circonstance leur est servi. Le premier pas est fait. On espère alors que, par le chemin Chapleau qui sera ouvert à la circulation, les colons se précipiteront par milliers pour s'établir dans la région.
Le chemin Chapleau, achevé par Pierre-Casimir Bohémier de Sainte-Agathe-des-Monts au cours de l'hiver 1884-1885, sera emprunté par plusieurs colons qui viendront s'établir sur la Lièvre. Déjà, plus de cinquante lots sont revendiqués dans le canton de Kiamika.
Le mouvement de colonisation fit très peu de progrès au cours des mois qui suivirent, la Société de colonisation de Montarville ayant limité l'octroi des lots à ses membres seulement. Afin de remplir ses obligations, le 1er octobre 1885, cette restriction est enlevée pour permettre à tout étranger de prendre des lots. Il est cependant trop tard puisque les colons se rendent en foule au Rapide-de-l'Orignal pour s'y établir.